Je t’ai laissé.e avec la Tremblante, causée par un agent inconnu qui semblait ne pas avoir de génome. Là, tu vas découvrir le kuru, une maladie tout aussi horrible qui va nous conduire petit à petit à découvrir les prions👇
[INTRO] Le kuru était une maladie mortelle qui permit de faire le lien entre différentes pathologies, et de découvrir une nouvelle classe de pathogènes qui ne sont ni des bactéries, ni des cellules, ni même des virus: les prions [1-3].
L’histoire du kuru — de mémoire occidentale — commence en 1955, lorsqu’un médecin estonien, Vincent Zigas (1920-1983), posa ses valises dans la région de Kainantu, en Papouasie-Nouvelle Guinée [3][4]. C’est là ⬇️qu’il entendit parler d’une étrange maladie.
Depuis 1951, des médecins et des militaires avaient déjà remarqué l’expansion d’une pathologie mortelle parmi les membres du peuple Foré, mais Zigas fut le premier dont les recherches conduisirent à mieux comprendre l’origine du mal ([1], p. 4). (références à la fin)
Les symptômes étaient [1][4]:
1⃣ Mouvements choréiformes (brusques, brefs, rapides, désordonnés)
2⃣ Mouvements athétoïdes (périodiques) des extrémités
3⃣ Ataxie (perte de l’équilibre et de la coordination)
4⃣ Tremblements
5⃣ Démence progressive
6⃣ Euphorie et rires compulsifs
Dans la langue Foré, « kuru » signifie d’ailleurs « trembler » [1]. Tous les malades finissaient invariablement par mourir. D’après les témoignages des Forés, la maladie était absente avant 1900, et avait commencé à se répandre entre 1920 et 1930 [1].
Dans les années 1950, elle était endémique [1] — et je te précise qu’ « endémique » signifie « maladie qui sévit en permanence », c’est-à-dire plus seulement par vagues isolées (épidémiques)… ça ne signifie pas que la maladie devient bénigne. Le kuru était mortel ET endémique.
En 1957, le pédiatre américain d’origine slovaque Daniel C. Gajdusek (1923-2008) arriva lui aussi sur place [1-5]. Gajdusek vécut 10 mois avec les Forés pour mieux comprendre l’origine de la maladie et sa progression chez les malades [3].
Zigas & Gajdusek déterminèrent que 2/3 des malades étaient des femmes adultes, tandis qu’1/3 représentait des enfants des deux sexes. Les hommes adultes, bien que parfois atteints, étaient généralement épargnés… Étrange pour une maladie infectieuse !
Plus étrange: le kuru était limité au peuple Foré et apparentés par liens familiaux/héréditaires, suggérant une origine génétique [1][3]. Mais l’augmentation progressive des cas et l’apparition récente du kuru discréditaient cette hypothèse au profit d’une infection.
Zigas & Gajdusek observèrent qu’il s’agissait d’une pathologie neurodégénérative mortelle et contagieuse [1-3, 5]. Ils spéculèrent qu’elle était d’origine virale et lente, puisque les symptômes progressaient sur une période de 5 ans à plusieurs décennies avant le décès.
Ils ne notaient aucune inflammation du cerveau (encéphalite, etc.), aucune augmentation anormale des protéines sanguines, mais néanmoins des altérations structurelles et tissulaires du cerveau: une « spongiose » [3]. C’était contradictoire avec une infection.
Le peuple Foré pratiquait l’endocannibalisme funéraire⬇️ ([1], p. 4, et [3], p. 55), c’est-à-dire qu’ils consommaient leurs proches disparus, contrairement aux peuplades du Nord, qui elles pratiquaient l’exocannibalisme (consommation des ennemis).
Il y avait une très forte corrélation entre la présence du kuru dans une région, et la pratique de l’endocannibalisme [1][3]. Traditionnellement, les femmes et les enfants consommaient les tissus cérébraux à l’occasion des rites funéraires, mais pas les hommes adultes.
Cela expliquait là proportion plus élevée de morts chez les femmes et les enfants, là encore pointant pour une origine infectieuse plutôt que génétique. Mais les symptômes apparaissaient sur des durées très variables et certains semblaient immunisés.
L’hypothèse d’une toxine avait aussi été réfutée [1][3], car la maladie suivait les populations malades, et était donc indépendante de pollutions locales. Elle voyageait avec les Forés, mais n’était pas génétique. Elle ne pouvait donc être qu’infectieuse.
Comme pour la Tremblante du mouton⬇️ et une autre maladie humaine de cause inconnue découverte en 1920 par Creutzfeld et Jacob [6][7], le kuru fut décrit comme une maladie neurodégénérative infectieuse virale à progression très lente [1][3][8].
En 1959, William Hadlow, un vétérinaire américain travaillant sur la Tremblante du mouton remarqua de fortes similarités entre les lésions cérébrales observées chez les morts du kuru, et celles présentes dans les tissus cérébraux de moutons atteints de Tremblante [9].
Il en informa Gajdusek par un courrier⬇️ [1][2][3][9]. La Tremblante avait été transmise expérimentalement à des moutons, mais il fallait attendre très longtemps avant l’apparition des symptômes (je t’en ai parlé là). ] Le kuru devait donc se développer tout aussi lentement.
Gajdusek et ses collaborateurs parvinrent à transmettre le kuru à des primates en utilisant des tissus infectés de patients décédés, mais la maladie ne se déclarait qu’après 1 à 10 ans ([1], p. 7). Comme la tremblante, elle conduisait à une encéphalopathie spongiforme.
C’était la preuve qu’il s’agissait d’une maladie contagieuse, et non pas d’une maladie génétique. La preuve que la transmission provenait des pratiques endocannibales ne fut définitive qu’en 1984 et les travaux de Klitzman et collaborateurs [10].
Gajdusek obtint le prix Nobel de Médecine en 1976 pour cette découverte [1][11]. A cette époque, tout le monde penchait encore pour une maladie virale à progression très lente. Mais personne n’avait isolé ou identifié l’agent pathogène responsable.
En 1966, Tikvah Alper montra par des expériences d’irradiation que l’agent de la Tremblante ne mutait pas, et qu’il était vraisemblablement capable de se répliquer SANS GENOME d’acides nucléiques⬇️ ! [12].
https://fr.wikipedia.org/wiki/Tikvah_Alper#cite_note-2
Et ça, autant dire que c’était inconcevable. Depuis 1944 (Avery, McLeod, McCarty), on savait que l’ADN était le support de l’hérédité —nécessaire à toute reproduction⬇️— chez tous les organismes cellulaires [13][14].
Depuis 1957 et les expériences de H. Fraenckel-Conrat sur le virus de la mosaïque du tabac, on savait aussi que l’ARN, en plus de l’ADN, pouvait servir de support de l’hérédité chez les virus dits « à ARN » [15][16]. Ils avaient aussi un génome. Différent. Mais un génome.
Depuis les années 1961-1965, on savait que la transmission héréditaire (ADN ou ARN) est essentielle car les gènes servent à produire des transcrits d’ARN, et, pour certains (les ARN messagers), à être traduits en protéines⬇️⬇️ [13].
[INFO] La transcription, je t’en ai déjà parlé (mais pas encore la traduction en protéines)
Ici: https://twitter.com/duxpacis/status/1450827743034286084?s=20
Là: https://twitter.com/duxpacis/status/1451558508793581570?s=20
Là aussi: https://twitter.com/duxpacis/status/1451899798580305928?s=20
Et un peu là:
Sans génome d’acide nucléique, pas de transcription des gènes possible, et donc AUCUN moyen de synthétiser des protéines en série de manière fidèle et uniforme. Donc, pas de métabolisme, pas de macromolécules, pas de structures cellulaires et… pas de vie.
Avec T. Alper, John S. Griffith (1928-1972) proposa (1967) avec beaucoup d’aplomb que les agents causant les encéphalopathies spongiformes de la tremblante et du kuru fussent dépourvus d’acides nucléiques et qu’ils fussent « juste » des PROTEINES.
Ils avaient beaucoup d’arguments. C’était tout de même une sorte d’hérésie, et pour cause ! Griffith avait néanmoins répondu très scientifiquement à la controverse en proposant un modèle de réplication desdites protéines hypothétiques [1,17].
Si l’agent du kuru, de la tremblante ou de la maladie de Creutzfeld-Jacob étaient bien des protéines, et juste des protéines, sans génomes d’acides nucléiques, comment une protéine pouvait-elle alors se propager en se multipliant, puisque sa synthèse dépend d’un gène ?
Le mystère fut résolu plus tard, notamment par Stanley Prusiner, à qui ont doit l’invention du mot « prion » en 1982. Mais cette histoire-là, c’est pour la prochaine fois.😉👇👇
[CONCLUSION] Maintenant, tu en sais assez sur le mystère des prions, ces agents infectieux sans génomes mais quand même capables de se propager, pour qu’on puisse continuer. On va laisser de côté l’aspect historique, et se concentrer sur ces… protéines (oui, je te spoile).
[FIN] Ouais, je sais: tu ne sais toujours pas ce que sont les prions. Mais que veux-tu, des fois, les préliminaires sont tout aussi importants que le sujet principal. Et la prochaine fois (épisode 3), on va parler prions.
[NOTE] En 1996, Gajdusek fut condamné pour abus sexuels sur mineurs, commis sur des enfants micronésiens adoptés dans les années 80. Je me passerais donc bien de parler de lui, mais il fut un élément central de la découverte des prions… 🤢🤮
Merci d’être arrivé jusque là ! Comme d’habitude, je te mets les références👇
[REFERENCES]
[1] Liberski PP, Sikorska B, Brown P. (2012) Kuru: the first prion disease, Adv Exp Med Biol;724:143-53. doi: 10.1007/978-1-4614-0653-2_12.
[2] Zabel MD, Reid C. (2015) A brief history of prions, Pathog Dis. 2015 Dec;73(9):ftv087. doi: 10.1093/femspd/ftv087.
[3] Berche, P. (2013) Histoire des prions, Revue de Biologie Médicale, Feuillets de biologie, 54(315), 53-62, https://www.revuebiologiemedicale.fr/images/Biologie_et_histoire/315_novembre_2013_Histoire_des_prions.pdf
[4] Zigas, Vincent (1990). Laughing Death. Clifton, NJ: The Humana Press. ISBN 978-0-89603-111-1.
[5] Gajdusek, D. C. (2008) Early images of kuru and the people of Okapa, Phil. Trans. R. Soc. B., 363, 3636-3643; doi:10.1098/rstb.2008.4011
[6] Creutzfeldt HG. Über eine eigenartige herdförmige Erkrankung des Zentralnervensystems. Z Gesamte Neurol Psy 1920;57:1–18.
[7] Jakob A. Über eigenartige Erkrankungen des Zentralnervensystems mit bemerkenswertem anatomischem Befunde. Z Gesamte Neurol Psy, 1921;64:147–228.
[8] Fuccillo DA, Kurent JE, Sever JL. Slow virus diseases. Annu Rev Microbiol. 1974 ; 28 : 231-4.
[9] Hadlow, WJ (2008) Kuru likened to scrapie: the story remembered, Philo Trans R Soc Lond B Bio Sci, 363(1510), 3644, https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC2735530/
[10] Klitzman, R.L.; Alpers, M.P.; Gajdusek, D.C. (1984) The natural incubation period of kuru and the episodes of transmission in three clusters of patients. Neuroepidemiology, 3, 3–20
[11] https://www.nobelprize.org/prizes/medicine/1976/gajdusek/facts/
[12] Alper T, CrampWA, HaigDA, et al. Does the agent of scrapie replicate without nucleic acid? Nature 1967;214:764–6. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/4963878/
[13] Matthew Cobb (2015) Life’s greatest secret —the race to crack the genetic code, ISBN-10: 0465062679.
[14] Cobb, M. (2014) Oswald Avery, DNA and the transformation of biology, Curr Biol. 2014 Jan 20;24(2):R55-R60. doi: 10.1016/j.cub.2013.11.060. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/24456972/
[15] Fraenkel-Conrat H, Singer B. (1999) Virus reconstitution and the proof of the existence of genomic RNA. Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci. 1999 Mar 29;354(1383):583-6. doi: 10.1098/rstb.1999.0409. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/10212937/
[16] Kolakofsky, D. (2015) A short biased history of RNA viruses, RNA, 21(4), 667-669, https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4371325/
[17] Griffith, J. S. (1967) Self-replication and scrapie, Nature, 215(5105), 1043-4. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/4964084/
A la prochaine fois ! J’espère que ça va toujours ^^
Originally tweeted by DuXpa6 (@duxpacis) on 20 January 2022.