Ces derniers temps, t’entends sûrement parler de prions. Et t’entends surtout beaucoup de n’importe quoi là-dessus. Du coup, je vais te parler de ça. Les prions. Des agents infectieux vraiment particuliers.👇👇👇
[INFO] Je te l’ai dit⬇️, les prions, c’est compliqué. On va donc commencer par la découverte de plusieurs maladies dont les causes sont restées longtemps inconnues. Un peu d’histoire, pour remettre les choses dans leur contexte. [références à la fin]
Dans l’Angleterre du XVIIIe s, une étrange maladie frappait les moutons [1] : au départ, ils se grattaient sans arrêt en se frottant aux murs, barrières, arbres. Leur laine ébouriffée se détachait par plaques, laissant apparaître des lésions souvent infectées.
En général s’ensuivaient des troubles paralytiques des membres (parésies), conduisant les animaux à adopter une démarche « ébrieuse » (comme les personnes ivres, même racine que « ébriété »), avec troubles du comportement et tremblements, même au repos.
Les tremblements devenaient alors de plus en plus importants et permanents, jusqu’aux convulsions, avec aggravation de troubles métaboliques qui finissent par un coma et la mort. La maladie évoluait en qq mois et était toujours fatale [2].
Pire, elle se propagea pas vagues épidémiques, ravageant les troupeaux anglais pendant tout le XVIIIe siècle. Sa cause était inconnue, et les débats faisaient rage entre les tenants de la maladie infectieuse, et ceux qui prônaient une origine héréditaire [2].
Le débat durait encore en 1938, lorsque 2 vétérinaires français, Jean Cuillé (1872-1950) et Paul-Louis Chelle (1902-1943)⬇️ parvinrent à démontrer qu’il s’agissait bien d’une maladie infectieuse et donc transmissible [3][4][5].
Depuis la découverte des microorganismes pathogènes et la démonstration de leur implication dans les maladies infectieuses, surtout par Louis Pasteur et Robert Koch [6], déterminer si une maladie était infectieuse revenait à vérifier les « postulats de Koch » [7].
Ces postulats invitaient à vérifier :
1⃣ la présence d’un microorganisme chez les malades et son absence chez les individus sains
2⃣ que le microorganisme en question puisse être isolé des tissus malades et cultivé sous forme pure (sans microorganismes contaminants)
Mais aussi:
3⃣ que l’inoculation du microorganisme cultivé ET pur déclenche la maladie, avec les mêmes symptômes, chez un animal de laboratoire.
4⃣ que le microorganisme puisse à nouveau être isolé de ces organismes et ré-inoculé pour confirmer son pouvoir pathogène
Tu noteras qu’il faut pouvoir ISOLER un microorganisme. Dans le cas des bactéries, en 1936-1938, tu pouvais étaler des extraits de biopsie ou des broyats de tissus infectés sur un milieu de culture (qui contient des éléments nutritifs) et attendre qu’elles se développent⬇️
C’est possible parce que la plupart des bactéries se reproduisent de manière autonome. Elles peuvent utiliser les éléments présents dans le milieu, les dégrader, les réorganiser, grâce à leur métabolisme, et constituer leurs propres éléments, et se diviser/multiplier⬇️.
Il te fallait donc le « bon milieu », avec les bons éléments nutritifs, la bonne température, la bonne composition atmosphérique (certaines meurent en présence de dioxygène, par exemple), la bonne hygrométrie, etc. Faut tout tester. Ça prend du temps. Et ça marche pas toujours
Avec les virus, t’as un soucis majeur, déjà connu à l’époque: ils dépendent entièrement d’une cellule hôte, qui produit ses constituants et lui permettent de se reproduire et se propager. C’est la cellule-hôte qui « exprime » le génome du virus👇.
Aujourd’hui, on procèderait en utilisant des cellules animales (ici, ce serait de mouton) appropriées (nerveuses, dans notre exemple du mouton) et on tenterait de les infecter avec des broyats de tissus infectés pour voir si un virus se multiplie sur « culture vivante »⬇️
Faut donc avoir des cellules de mouton en culture (celles qui sont ciblées par ledit virus) et tenter des les infecter avec des extraits de tissus d’un malade. Mais on ne savait pas cultiver des cellules eucaryotes animales à l’époque. Donc, ils ont fait autrement.
Plein de gens avaient échoué avant Cuillé & Chelle. Personne n’avait isolé de microorganisme(s) capable(s) de reproduire la maladie chez des animaux sains. Alors on inoculait directement des tissus infectés (censés contenir l’agent infectieux inconnu) et on observait les animaux jusqu’à l’apparition des symptômes pendant quelques semaines. RIEN. Mais Chelle & Cuillé observèrent les animaux beaucoup plus longtemps qu’eux (22 mois) et virent la maladie se déclarer. C’était donc une maladie infectieuse à progression très lente [3][4][5].
Chose étonnante pour un microorganisme pathogène. Pour cette raison, en 1954, le vétérinaire islandais Björn Sigursðsson inventa le concept de « maladie virale à progression lente » [1, 8] pour décrire la Tremblante (même si au final, il ne s’agissait pas d’un virus)
Elle pouvait se transmettre entre moutons, notamment de femelle à agneau pendant l’allaitement, et parfois se transmettre à des chèvres, mais pas à d’autres animaux —c’est-à-dire pas non plus aux être humains, puisque personne n’avait jamais été contaminé.
Chelle et Cuillé penchèrent pour une cause virale, puisqu’aucune bactérie cultivable ne semblait pouvoir être isolée. D’ailleurs, la maladie pouvait être transmise par des broyats de tissus infectés passés sur un filtre en porcelaine (filtre Chamberland) [9], montrant que l’agent infectieux était plus petit que toutes les bactéries connues. Ils parlaient d’agent infectieux « filtrable » [4]. A cette époque, c’était un critère distinctif des virus. C’est même comme ça, avec la filtration Chamberland, qu’ils ont été découverts [10].
Il y avait néanmoins quelque chose d’étrange. Contrairement à tous les organismes pathogènes connus en 1938, celui à l’origine de la tremblante semblait résister à tous les traitements de stérilisation du matériel infecté [1][2].
Il y eut même, dans les années 1960, des chercheurs qui montrèrent que l’agent responsable de la Tremblante était insensible aux irradiations UV qui ne causaient pas de mutations, suggérant qu’il ne possédait pas de génome du tout [1] !!!!!
D’autres observations similaires sur la résistance extrême de ce « pathogène » étrange, l’absence supposée d’acide nucléique génomique, l’impossibilité de l’isoler… tout ça était à deux doigts de discréditer celleux qui travaillaient sur la question [1][2].
Avant les années 1950-1960, plus personne ne parla de l’agent infectieux responsable de la Tremblante du mouton, mais cette maladie reviendrait bientôt sur les devants de la scène, à cause d’une autre maladie contagieuse à progression lente: le kuru.
Et c’est là qu’on s’arrête pour aujourd’hui. La prochaine fois, je vais te parler du kuru, et commencer à te décrire ce que sont les prions. Mais fallait un peu de contexte avant de continuer, pour que tu voies à quel point c’était mystérieux avant qu’on les caractérise.
[CONCLUSION 1/3] Je sais que tu vas m’en vouloir de ne pas t’avoir dit ce que sont les prions. Mais je crois que le contexte historique et le mystère qui les entourait sont importants pour saisir la raison de leur statut.
[CONSLUSION 2] Mais sache que, non, les prions n’ont pas de génome. C’était ça, la clé du mystère. Ce sont des entités qui se « multiplient » et propagent bel et bien, mais d’une manière très différente de ce que tu as l’habitude de voir avec les organismes à génome.
[CONCLUSION 3] Mais ça, on le verra à partir de la prochaine fois pour entretenir le suspens. En attendant, je te conseille de relire le thread sur les protéines⬇️, ça te sera très, TRES utile pour la suite, si tu veux savoir comment un prion se propage.
[REFERENCES]
Comme d’habitude, voilà les références si tu veux en savoir plus.
[1] Zabel MD, Reid C. (2015) A brief history of prions, Pathog Dis. 2015 Dec;73(9):ftv087. doi: 10.1093/femspd/ftv087. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/?term=scrapie+sheep+history&filter=pubt.review&sort=date
[2] Berche, P. (2013) Histoire des prions, Revue de Biologie Médicale, Feuillets de biologie, 54(315), 53-62, https://www.revuebiologiemedicale.fr/images/Biologie_et_histoire/315_novembre_2013_Histoire_des_prions.pdf
[3] Cuillé J, Chelle PL. Pathologie animale. 8. La maladie dite de la tremblante du mouton est-elle inoculable ? C.R Acad Sci (Paris),1936;203:1552-4.
[4] Cuillé J, Chelle PL. La tremblante du mouton est-elle déterminée par un virus filtrable ? C.R. Acad Sci (Paris) 1938 ; 206 : 1687-8.
[5] Cuillé J, Chelle PL. Transmission expérimentale de la tremblante à la chèvre. C.R. Acad Sci (Paris) 1939 ; 208 : 1058-60
[6] The History of the Germ Theory », The British Medical Journal, vol. 1, no 1415, 1888, p. 312
[7] Schwartz, M. (2017) Les postulats de Koch, dans La causalité dans les sciences biologiques et médicales (chapitre 3), EDP Sciences, Les Ulis, 2017, ISBN (ebook): 9782759820467
[8] Fuccillo DA, Kurent JE, Sever JL. Slow virus diseases. Annu Rev Microbiol. 1974 ; 28 : 231-4.
[9] Filtre Chamberland: https://www.pasteur.fr/fr/institut-pasteur/notre-histoire/charles-chamberland-inventeur
[10] History of virology: https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC7150144/
Et merci à toi d’être arrivé jusqu’à la fin, en espérant que tu m’en veuilles pas trop pour ce suspens insoutenable sur le mystère des prions.😆
Originally tweeted by DuXpa6 (@duxpacis) on 17 January 2022.